L'histoire véridique de Makhtar

Le griot Dominique Sarr conte au long d’une nuit l'histoire du comptable d'un projet forestier du Sénégal, parti un jour avec la paye des ouvriers. Avec ce pactole, il installe dans le village de sa seconde épouse, une entreprise piscicole qu’il rêve si prospère... Qui au bout du compte aura raison de sa faconde et de son dynamisme entrepreneurial ? Les fins limiers de Babacar Beye, les tapeurs en tous genres, ou lui-même ? Acheter en ligne sur www.terredauteurs.com
Extrait: 
Tab-ral tab-ral tab-ral - Sonnez,
sonnez et résonnez !
Faites entendre l'histoire
de Makhtar,
qui se fit la mallette buissonnière,
las de la comptabilité forestière.
Tab-ral tab-ral - Sonnez !
Et toi, Faye, Birame Benda Wagane :
ouvre des oreilles comme des seyaanes !
Makhtar en fugue, mais qui le savait alors ? Un comptable estimé de tous, aimé, un frère, un compagnon, l'ami et la père, disparu un jour de paye... Est-ce que ça n'a pas été égorgé et détroussé au détour du goudron ? Est-ce qu'on ne vas pas retrouver sa chair avariée et délestée au pide d'un baobab ?

Awa Diop, la rumeur est vite arrivée chez elle : Makhtar, introuvable. Pas vu depuis qu'il a quitté la banque, là-bas, sur le plateau, à Dakar, et qu'on lui a remis la mallette avec ses liasses serrées et pressées. Awa Diop a rassemblé son énergie de première épouse et ses gamins dans son giron, et s'est lamentée assez fort pour qu'on l'entende de Ngor jusqu'à Ndar, y compris Ndar Tout et Guet Ndar où les pêcheurs ont peur qu'elle ne fasse fuir le poisson jusqu'aux côtes de Mauritanie, et où les morts secouent le sable et les coquillages qui pèsent sur leurs têtes, en hurlant qu'on veuille bien leur laisser finir leur éternité tranquille.
Après la rumeur, est venue la police. Et les lamentations se sont éteintes pour faire un peu de place aux salutations.
Salaam malekoum !
Malekoum salaam !
Na nga def ?
Mangui fii rekk.
– Et la famille ?
– Elle va bien.
– Et ton mari ?
– Il va bien.
– Et les enfants ?
– Ils vont bien.
– Personne n'est malade ?
– Personne n'est malade.
Alhamdoulilahi !
– Ça va ?
– Ça va.
– Tu es en paix ?
– La paix seulement !
Alhamdoulilahi !
Alhamdoulilahi ! - Laï-laï - Mon mari est mort ! On me l'a tué !
Et la police tant bien que mal se bouche les oreilles lorsque aux salutations s'enchaînent les lamentations. Ils sont venus à trois : deux gendarmes, dont l'uniforme n'a jamais servi à boucher les oreilles, et un brigadier, qui supplie Yalla d'inventer les boules Quiès si aucun toubaab n'a encore eu cette idée-là (Yalla ne se dérange pas, les toubaabs ont déjà pensé à ça).
Le brigadier replet contemple avec admiration les rondeurs fastueuses de la nouvelle veuve, en attendant une pause dans laquelle il puisse se faire entendre.
– Diop, Makhtar ne t'a rien dit en partant ?
Bien sûr qu'il lui a dit, Makhtar, à son awo, en partant, qu'il partait. Et que c'était jour de paye. Et que c'était à Dakar, qu'il partait, pour chercher la paye, comme tous les jours de paye, à la " bacisse " ou à la " bicisse " khaw ma lane, enfin une banque, là-bas, chez les patrons, à Ndakaarou Dial Diop. Elle lui avait toujours dit, elle, que c'était dangereux, de faire tous ces voyages avec tout cet argent, et qu'un jour il lui arriverait malheur, malgré les grigris et l'eau bénite que lui donnait le marabout de Diouloulou, et malgré Ndiaye parce que...
Alors, Awa Diop oublie de se lamenter, en pensant à Ndiaye, et une seconde de respiration lui insuffle l'espoir :
– Mais Ndiaye, son gorille, cet homme qui garde le corps de Makhtar quand son corps va chercher les payes, et qui avec son âme dedans l'emmène dans la Toyota du projet forestier, il doit savoir, lui ?
Le brigadier Beye et ses deux compagnons ont oublié eux aussi qu'ils n'avaient pas les oreilles bouchées, et ils ont oublié qu'il y avait eu une interruption dans les lamentations, et ils ont oublié qu'ils n'étaient pas à un spectacle de lamentations où ils auraient oublié d'applaudir : " Comme elle se lamente bien, quelle flamme et quelle femme ! "
– Et Ndiaye, il doit bien savoir ?
Le brigadier Beye aussi doit marquer une pause pour reprendre ses esprits, hésite une seconde, car là, justement, il y a un os ! Est-ce qu'il ne va pas déclencher un ouragan de lamentations ? Un raz de marée qui sinistrerait l'Argentine et la Martinique ?
– Ben... justement. C'est ici que le hasard, qui d'habitude fait pourtant bien les choses lorsque Yalla accepte d'y mettre le petit doigt, le hasard, disais-je, s'est aujourd'hui trouvé sur le chemin d'une coïncidence étrange, dans laquelle il n'est pas sûr que Yalla soit pour quoi que soit. Il n'est pas parti avec Ndiaye. Car Ndiaye avait un deuil.
– Le deuil de Makhtar, pressent Awa pressante ?
– Mais non, un deuil familial ! Makhtar n'était pas encore mort...
– Tchiiii ! Yalla bour Karim ! Il est mort !
– Il n'est pas mort...
Alhamdoulilahi ! Il est vivant !
– Il n'est pas vivant...
– Mais, brigadier... ?
– Madame Diop, ne mélangeons pas tout - Beye voulut mettre une bonne fois les choses au point, dans la langue administrative - soyons méthodiques et précautionneux. Vous voulez que l'enquête avance et retrouver votre mari : restons dans les règles de la logique et n'entravez pas l'action de la police.
Et le brigadier Beye se résume : Makhtar, ce matin, était parti sans Ndiaye pour garder son corps dans la Toyota du projet forestier qui était en deuil non madame Diop la Toyota n'était pas en deuil c'est Ndiaye qui était en deuil et ce n'était pas le deuil de Makhtar c'était un deuil familial et ça prouvait bien que Makhtar n'était pas mort avant d'être parti et que son âme avait accompagné son corps que personne ne gardait pendant le voyage. Aller, du moins.
Le brigadier scruta le visage d'Awa, satisfait d'avoir posé la première pierre magistrale de son enquête. Etait-on à un spectacle d'enquête, auquel Awa Diop allait peut-être applaudir ? Les deux uniformes se tournèrent à leur tour vers Awa Diop pour attendre les applaudissements.
Mais Awa Diop était ailleurs et n'applaudissait pas, pas plus que les deux bambins toujours fourrés dans ses pagnes. Non, quelque chose germait sous le mouchoir de tête et les tresses d'Awa Diop, quelque chose d'autre que de nouvelles lamentations et un cyclone sur les Maldives et les Iles Salomon : la torture de la jalousie.
– Ou bien, finit-elle par dire d'une voix blanche en pesant chaque mot, ou bien, s'il n'est pas mort...
– ... au retour, crut bon de murmurer le brigadier...
– ... c'est elle, alors c'est elle qui l'aura marabouté.
Le brigadier sentait la révélation, il sentait aussi qu'il devait l'accoucher :
Sama djiguéén, de qui parles-tu ?
– Rokhaya, sa niaarèèl.
– Il a une deuxième ?
– Tsssss, une deuxième : une putain, tu veux dire ! Il l'a épousée il y a quatre mois, et depuis il passe tout son temps à Dakar, il ne s'occupe plus de moi, il ne s'occupe plus de ses enfants. Elle peut bien l'avoir marabouté, elle a déjà attaché son corps ! Une moins que rien qui ne cherche...
Le brigadier Beye commençait à penser que cette enquête ne serait pas de tout repos, avec un mort pas vraiment mort dont le corps et l'âme avaient l'air de vivre sous le signe de la séparation de corps, un corps qui voyageait sous bonne garde pour Dakar, alors que son âme était peut-être déjà remontée du côté de l'éternité, à moins que son corps ne soit encore attaché aux bras de la belle Rokhaya pendant que son âme se déchaînait à lutter contre les filets du stupre et du maraboutage - il pouvait bien demander l'adresse du corps de Rokhaya, mais pour ce qui était de saisir son âme par contrainte par corps... Oooooh !
– Oooooh boy, va donc me chercher un grrrrand pot d'eau, gémit le brigadier vers le galopin qui gîtait dans le pagne d'Awa Diop.

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Parution: 
Dominique Sarr - 17 €

Commentaires

Un hymne à l’amour et à l’Afrique...

Un fait rare ici, même rarissime, qu’il m’est nécessaire de relever, car aussi lointain qu’il nous souvienne : je n’avais plus lu un livre d’une traite. Un puits de jouvence cette lecture. Sacré griot, malin petit Seïtaané et tuuti na dire. Embarqué dans son récit, je vogue à l’aventure, je saute à l’abordage dans son ombre, vent humide à la poursuite du calculophage Seck. Prenez garde, petites booy tout sourire, l’enfant de Tilène masque son signe du zodiaque ; c’est un bélier armé d’une membrane de velours, un pic enflammé, que dis-je, un soc à ce qu’il paraît, une verge, une queue, une bite quoi. Et cette Rokhaya à la superbe croupe d’ébène avec un petit khaw ma lane d’élégance et sa prunelle démoniaque, comment ne pas fondre devant cette pêcheuse négociant son yaboye mërëg de velours satiné derrière un affriolant béétio. Triste fin pour le séducteur trompé mais qui finit LIBRE engeôlé derrière des barreaux. Triste fin pour ce tiedo pas si tiède oh ! car décrit comme trépaneur enflammé, fourreur éclairé à la torche vive, ardent berger à la trique durcie, retrousseur de bazin, pourfendeur de béétio, mais paradoxe de ce pêcheur gaulé :une trop grande maladresse à l’épervier ! Repu et repus encore : j’ai lapé plein canari, j’ai absorbé ce récit torride, et à d’autres moments si rafraîchissant. L’écriture, la composition, le thème, cette évasion vers les bords du bolong font de ce conte exotique un merveilleux voyage initiatique. Dans cette irrésistible aventure invraisemblablement véridique, il n’est pas question que d’une histoire « d. q », mais on trouve en filigrane un hommage au pays wolof et sérère, un hymne à l’amour, un hymne à l’Afrique… Jean-Pierre