L'homme qui voulait marcher sur l'horizon

Un hôpital. Un homme cassé. Une plage. Au-delà, cette ligne d’horizon qui l’obsède, le fait gamberger, exerce sur lui une inéluctable fascination… Sa quête peu à peu le dévoile, révèle la souffrance morale que la souffrance physique cache de moins en moins. Berçant - tel Baudelaire - son infini sur le fini des mers, que voit-il ? Un horizon intérieur ? Le terme de l’être dans le terme de la vision ? Au fil d’une écriture paradoxalement joyeuse et inventive, le lecteur vit lui-même l’expérience de la quête et de la douleur de l’homme qui voulait marcher sur l’horizon…
Extrait: 

Devant mes yeux scotchés accro, ciel et mer n'en finissent pas de laper à la rivière de l'horizon. Lèvre à lèvre, ils s'octroient en douceur une longue tangence de silence lisse. Dès que je quittais l'établissement, je les trouvais là, ciel et mer inséparables, beaux et béats, apparemment repus et pourtant jamais rassasiés de leur permanente accointance. On me disait que j'avais de la chance d'être soigné en leur compagnie.

C'est vrai que le sort m'a particulièrement gâté. Jugez un peu. Mon soupirail ouvre sur le large, on m'offre pour lucarne une vaste baie, et ma mansarde débouche sur une terrasse. Mais quelque chose m'interdit d'en profiter. Si je pouvais dire quoi. La douleur ? Bien sûr la douleur, et comment !

J'ai droit de promenade matinale une demi-heure par jour. Assigné à l'allongement de moi-même les reste du temps, sauf cantine et kiné. J'ai demandé à sortir plus tôt que les autres. À prendre mon échappée avant les copains. J'ai besoin de m'ébrouer peinard, moi qui suis mignoté, saturé de soins, harnaché de frais au quotidien. Ce que je veux, c'est pas avoir à jacter, à partager ou faire semblant, approuver, renchérir ou désaccorder. Pas me laisser distraire de mes attentions et rêveries. Rester dans mon trip. Garder mes lieux persos et me garder des lieux communs. Voyez-vous, une fois dehors, je préfère les tumultueuses ruminations que m'apporte le vent au joyeux bavardage groupusculaire, à ses tintinnabulantes réparties.

Voilà près de trois semaines que je me déplace autrement qu'en voiturette. Avant le roulant, j'ai eu rien que mon lit d'Hosto, où j'étais perclus de lames, de plâtres et de perfs. Six mois ça m'a duré, rien que le lit d'hosto. Et avant j'ai eu le coma, deux mois. Ça, ça se raconte pas. Et avant le coma ? avant le coma, y avait ma vie d'avant… Je reprends. Après le roulant, apprentissage par béquilles, et maintenant les cannes (à spatule). J'espère bientôt une seule. L'espoir me motive. L'espoir est ma locomotive. C'est l'espoir qui va m'aider hisser le pavillon bleu et blanc du P comme partance.

On me dit que je récupère vite. On veut sûrement me donner l'impression que je fais un bon parcours. Ça doit avoir l'air comme ça, vu du dehors, mesuré à la sorte d'aides dont je dois me munir pour crapahuter. Si l'on en croit les autruis de service – et ils sont nombreux, mes toubibs et mes soignants ! des blouse blanches, des vertes, des bleues – je progresse dare-dare. Le petit cheval saute bien les haies, l'écolier ne redouble pas ses classes. Va bientôt commencer ses stages, le bon enfant. Tout le monde sera content. Mais moi je sais que ça ne va pas si vite que ça, pas si bien que ça. Je sais qu'il y a des freins qui grincent quelque part. Oui, y a pas que la douleur qui grince. Ou bien si, seulement elle, le douleur ? Je sais aussi qu'en aval de la prime guérison, d'autres réfections m'attendent. Opérations de routine, comme ils disent. Retirer des babioles, en ajouter d'autres, vérifier le tintouin. Et ainsi de suite jusqu'à la dernière touche de scalpel.

Un bon point, selon moi, c'est le village, et les enfants. Ailleurs, les enfants ont peur des blessés. Ici, ils sont habitués, gentils. J'aime les voir sur la plage, en bande qui s'éparpille ou se resserre comme une escouade de zozios. Parfois il y en a juste un ou deux qui se baladent avec leur clébard, ou qui jouent avec un cerf-volant. J'aime bien leur tchatcher un brin. Même si pour eux je ne suis qu'un "long séjour" parmi d'autres. Je connais un peu Jérôme, Léopold, Mathieu, Évelyne, Léa. Les parents viennent prendre l'air le dimanche. Tous vivent la vie normale du patelin, quoi, pas la vie de l'établissement. Quant à ceux qu'on appelle mes proches (et qui sont loin, très loin), je sais, je ne sais que trop qu'ils ne viendront pas. De toutes façons, j'ai décidé de ne plus penser à eux. Je veux guérir. Objectif number one. C'est pour ça que je suis là. En lisière d'Atlantique.

Le rythme de la vague me fortifie le cour, c'est là-dessus que je vais me rebâtir, réajuster mes pulsations encore inchoatives et faiblardes. Je me mets à l'écoute. Sur l'autre rive en face, sa lointaine rive d'horizon, la mer est muette, d'un mutisme indéfectible, zélote gardienne d'on ne sait quelle énigme – une vraie compagne pour un Sphinx – tandis que sur la rive que le parcours, elle ne cesse de jacasser, de bavocher, de ressasser, une vague empiétant l'autre, et chacune à son tour dissipant d'une voix chuintante des secrets irisés que le jusant déporte puis saborde comme des bulles de savon. Dès que j'ai arpenté mes cent mètres ou à peu près, je reviens comme j'étais allé, sauf que je suis fourbu. Le vent se lève. Je sens les larmes se refroidir sur mes joues. Je passe la main, des fois si ça serait pas du sang. Je poursuis mon geste jusqu'à faire un signe amical à Jérôme qui joggise à perdre haleine pour faire plaisir à son husky. Il a des yeux d'aigue-marine comme les siamois. Le husky, pas Jérôme.

Parution: 
Françoise Armengaud - 12 €