La première page

Le Black belge qui donne des surnoms de ministre, l'exclu qui cuisine des champignons psychotropes, l'alcoolo même pas écrivain, l'invalide patriote, Pénélope l'Amazone, et un boss manager rebelle : cette clique hétéroclite, blessée et ballotée par la vie, met tout en œuvre pour trouver une échappatoire à la crise. Pour faire du fric dans le plaisir et le partage, ils se rebaptisent « The Partymen » et organisent des soirées branchées pour la middle class. L’énergie des personnages, leur esprit solidaire, leur projet fou, sa fin tragique mais ouverte sur l’avenir font de La première page un roman de crise portant désenchantement, angoisses et espoirs de notre époque. Strasbourg, ville au sage silence déchiré par les mixes furieux d'un deejay déjanté, est le véritable héros de La première page.
Extrait: 

Le reste de la troupe arriva au compte-gouttes.

D'emblée, chacun d'entre eux put se rendre compte que le début d'enthousiasme de la semaine passée s'était, en quelque sorte, dilué dans le réel, le quotidien de leurs petites existences. Pénélope développa tout de même l'idée de reprise du bar ; elle s'était renseignée, il fallait créer deux entités, une SCI pour l'acquisition des murs et une SARL qui payerait un loyer à la première entité. Oui, si le groupe réunissait suffisamment de fonds, Kiko pouvait devenir son propre patron et verser des dividendes à ses amis au travers de la SARL. Cela faisait deux sources de revenus. En plus, la SCI était inattaquable en cas de faillite. Le rêve, conclut-elle.

Constant Heinz fit la promesse de fournir des fonds de départ pour convaincre les banques. Henri brandit ses soixante-dix euros en guise de soutien. D'une certaine façon, on pouvait dire que c'était bien parti.

De son côté, Jean-Léon tenta de convaincre ses amis de l'absolue nécessité de confier de considérables sommes à son « collègue » Bomengo.

- Il est presque de chez moi, ses parents étaient réfugiés au Zaïre, c'est un Angolais, un Regressado.

– J'ai jamais compris : ton nom, c'est Angolo, non ? demanda Da Fab avec malice.

– Oui, mais moi je suis congolais, et lui il n'est pas congolais.

- Enfin c'est un Black, quoi.

- Henri le connaît, il crèche au Neuhof, avec sa femme et ses gosses, elle fait les ménages et lui ne bouge pas de chez lui, il regarde la télé toute la journée, il bosse au PMU comme il dit, il lit les journaux de turf, et il gagne parfois plusieurs milliers d'euros.

Il prononçait « terf ». Le charme zaïrois. Mais la thèse de la réussite par le cheval ne fit pas l'unanimité. Il conclut, un peu désabusé :

- De toute façon, moi, même quand je vais chercher du pain, la boulangère a l'air soulagé quand je pars. Comment tu veux que je fasse fortune ?

- Mon pauvre petit Calimero, ironisa Da Fab.

Personne ne croyait réellement que Jean-Léon pût être victime de délit de sale gueule : il était toujours tiré à quatre épingles. Il en jetait, en somme.

François n'avait pas dit grand-chose depuis son arrivée.

- Bon, on laisse les bourrins à ce Bomengo. Il reste le bar. Honnêtement, Pénélope, l'investissement est énorme. Vous vous rendez compte ? On aura trop peu d'apport pour contracter les prêts nécessaires. Le temps qu'on voie arriver la fortune, la banquise aura entièrement fondu. Ou alors on part sur l'optique augmentation du chiffre, revente, achat, augmentation du chiffre d'un autre bar, revente, et cætera... Pourquoi pas. Faut compter une bonne décennie, au mieux, avant d'être pleins aux as. Mais j'ai pas envie d'attendre aussi longtemps. Et puis... ce n'est pas une idée. Et si on n’a pas d'idée, c'est qu'on n’a pas l'idée d'une idée.

– On dirait du Jean-Claude Van Damme, fit Da Fab en essayant de mimer une position empruntée à l'acteur belge.

– Je veux dire, on doit créer ce qui n'existe pas encore ; c'est toute la classe moyenne qui n'a plus d'idée, il faut leur donner une idée pour qu'ils aient l'idée de la convertir en idée à eux.

– On dirait du Jean-Claude Van Damme croisé avec du Séguéla. C'est n'importe quoi.

Heinz perdait patience, tout le groupe l'avait compris.

Installe-les au fond de ta salle, Kiko, à côté du grand placard. Ils seront mieux.

- Il faut chercher l'argent là où il est, lança François en prenant place au milieu des autres. Et il est dans la classe moyenne, mes congénères en quelque sorte. Appelons-les les middleurs, si vous voulez. Et bien, ces middleurs ont du mal à se retrouver, ils se retirent de plus en plus loin dans leurs zones pavillonnaires, s'endettent sur trente ans, ils subissent des pressions de plus en plus fortes dans leur travail, un management très agressif, et...

– Je ne vais quand même pas les plaindre !

– Tu as tort, Henri. Ce qui fonde le développement d'un pays, c'est l'importance et la santé mentale, j'allais dire politique, de son « centre », bref des middleurs. S'ils dépriment, c'est tout le monde qui plonge...

– Consommation en berne, relances ratées...

– Tout juste, Da Fab. Et ce n'est pas parce que monsieur trompe quelquefois madame ou inversement, et que tout ce petit monde se retrouve à Djerba se faire griller en sirotant un Daïquiri, que la tendance lourde, la tendance historique, ce n'est pas...

– Arrête de théâtraliser, s'impatienta Constant.

– … le déclin irrémédiable des middleurs, eux qui pensaient être le socle fondamental du libéralisme. Pris à leur propre piège narcissique, ils se retrouvent seuls, abandonnés depuis longtemps par ceux d'en bas sous perfusion qui aspirent à prendre leur place et ceux d'en haut qui les méprisent depuis toujours. Fin de la démonstration.

– Comment ça, fin de la démonstration ?

– Vous ne devinez pas, maintenant ?

– Alors là, je ne vois rien, fit Jean-Léon. Ri-en.

– Pas mieux, concéda Da Fab.

– Il faut qu'on les fasse dé-com-pres-ser. Ça passe par le corps, le leur et ceux des autres, le contact, ils ont besoin de vibrer mais pas par procuration. Une opération de santé publique ! Y en a plein la ville des citoyens qui veulent de la fête secure, des lieux et des thèmes originaux, du zéro risque, tu leur mets un dressing avec des styles extravagants à louer in situ, histoire de les ladygagaïser, un parking avec des chiens partout, du soft-clubbing sans les dépenses des clubs de luxe où on pourrait les saigner. Faut se réveiller les gars, on monte quelques opérations lucratives par an et après on fait le grand coup.

Henri avait la bouche entrouverte. Ses yeux de vieux renard fatigué brillaient comme jamais.

Il continua à écouter François.

- J'ai bien réfléchi, tout se tient. Constant, on a besoin de pas grand-chose pour démarrer. Disons dix mille. Avec dix mille, on investit un lieu et on en fait un endroit pour des événements club sur-mesure pour les middleurs.

– OK pour les dix mille. Je prends le risque. Mais on doit tous s'investir, d'une manière ou d'une autre.

– Bien sûr. Si vous êtes d'accord avec le principe, je vous donne une mission pour la semaine. Pénélope, tu me recrutes de la brune, de la blonde, de la rousse, bref, tu me branches de l'Amazone en brochettes, des filles prêtes à mouiller la chemise, en coulisse et pas seulement. Il nous faut des hôtesses. Au début, ce sera pour le fun. Après, on verra pour de vrais contrats.

– Aux platines citoyens ! fit-elle en serrant les poings à hauteur de son joli minois.

– Henri et le Black, vous nous cherchez des locaux à louer dans des zones un peu à l'écart. Essayez la plaine des Bouchers, près du stade de la Meinau. Vous vous renseignez au maximum, vous visitez si possible, prenez des photos, tenez-moi au courant. Emmenez Da Fab, ça lui fera une promenade.

L'intéressé acquiesça, il était de fort bonne composition ce jour-là et ses amis en profitèrent un peu pour le taquiner. On le chargea bien entendu sur son handicap, prétendument fabulé, sur sa canne si horrible qu'il avait dû la piquer à un aveugle, bref, les blagues éculées y passèrent sans exception. Et puis les affaires reprirent.

- Pourquoi il faudrait qu'on se presse ? On va pas faire ça dans quinze jours !

– Non, dans trois semaines, Jean-Léon.

– Ce mec est dingue, fit Constant Heinz. Complètement barré !

– On a dit du fric rapidement, en masse, on reste tous connectés, on est impliqués à cent vingt pour cent, demain, je quitte mon job, on a la mise de départ, on va trouver le lieu, on peaufine le concept, on a Kiko en soutien pour la logistique, on passera par ses canaux. On va vite parce que c'est ça l'idée. Aller vite, dans l'instant. Dans la même logique que ceux qui viendront profiter de la prestation. Y a plein de détails à voir, bien sûr, mais je vous appellerai tous cette semaine.

Jean-Léon, radieux et conquis, lança à Constant :

- Tu vas voir, Éric Woerth, ton argent, on va le cajoler !

Charme de la dernière génération mobutiste, où le surnom des proches - en quelque sorte fonctionnel - peut coller à l'échiquier politique du pays d'accueil.

- Et si ça marche ? risqua Pénélope.

– On recommence, on développe à la même fréquence, on se fait une réputation, et surtout une trésorerie pour le gros coup.

– Alors justement, c'est quoi ce gros coup ?

– Le coup du siècle.

– Ah ! fit Kiko, qui n'avait pas suivi le tiers des débats.

– Trois cent mille de bénéfices, en une soirée.

– Trois cent mille ? Trois cent mille ! ?

Chacun se regardait, pupilles dilatées.

– Mais je vous dévoilerai cette partie du plan quand on aura plié la première soirée, le premier événement. Promis. Il faut que je refasse certains calculs et des projections à moyen terme. On peut se faire cette somme. Peut-être même plus.

– C'est légal ton truc ? demanda Henri, les yeux pleins de malice.

– Tout ce qu'il y a de légal, avec des impôts dessus même, absolument. Et ce sera terriblement kiffant.

L'enthousiasme avait redoublé. Curieusement, personne n'insista pour connaître les détails du plan secret. Il leur fallait déjà digérer l'impossible de la première échéance, et c'est en cela que François fut satisfait de son effet : tous avaient contracté la même fièvre que lui. C'est dans cette effervescence que l'on se quitta, le jour finissant, Jean-Léon rentra avec Henri à pied, pour des kilomètres de palabres enthousiastes, même si d'immanquables interrogations demeuraient. La charge de la sécurité leur paraissait, par exemple, totalement sous-estimée par « le président », sans compter que personne n’avait parlé de l’animation proprement dite. Il fallait en tous les cas que le duo se donne rendez-vous dès le lendemain pour débuter les recherches du lieu ; leurs réseaux respectifs, faisceaux d'oralité, leur seraient d'un grand secours, et en ce sens, François leur avait confié la juste mission. Le Congolais, surtout, par sa position d'intermédiaire entre des milieux très différents, pouvait activer des leviers humains tout à fait essentiels. Le facteur black, comme le spéculait François.

Parution: 
Philippe Carlen - 14 €