Propos à brigadier rompu

César Gattegno (1)César Gattegno nous a quitté le 9 avril 2011. Tous les participants au Comité éditorial ressentaient sa participation alerte, bienveillante et perspicace comme une chance rare. Nous sentions qu'elle ancrait le bas vénitien dans l'histoire culturelle du XXe siècle. Nous sommes fiers et heureux d'avoir partagé avec César la première année du bas vénitien et la dernière année de sa vie.

Le texte qui suit m'avait été demandé par César en 2005, comme addendum aux Mémoires qu'il préparait. Les soucis de santé rencontrés depuis ne lui ont malheureusement jamais permis de les achever. Ces lignes ne sont donc pas un hommage posthume, elles tentaient d'exprimer comment j'avais vécu mes trois ans de collaboration avec César. Je n'éprouve pas le besoin d'y changer le moindre mot. Elles ont un mérite : elles parlent de César au présent.

 

Ce devait être en octobre 1975, dans un de ces bouchons de la rue des Marronniers sans lesquels la presqu’île lyonnaise ne serait qu’un lugubre quartier de bourgeois rétrogrades.

J’avais quitté quelques semaines plus tôt l’administration du Théâtre de la Satire. Le talent de Bruno Carlucci n’y était pour rien, mais dix-huit mois m’avaient convaincus que ce talent et l’administration étaient incompatibles.

J’avais donc inscrit au SYNDEAC mon offre de services pour l’administration d’une Compagnie de la décentralisation théâtrale, où César l’avait trouvée.

Après quelques années de galère endurcie à La Garde, il s’était, lui, convaincu que son talent et l’administration étaient compatibles, et plus encore que l’organisation de cette compatibilité était une condition pour faire franchir une nouvelle étape au Théâtre du Rocher.

Un coup de téléphone, les présentations, un peu d’historique, nos souhaits : quelques mots avaient suffi pour que nous poursuivions ce contact de visu. Le père de César vivait à Lyon et César me proposa d’y venir dans les jours suivants. Et tant qu’à faire, rue des Marronniers.

Tous ceux qui le connaissent le savent, César marche au feeling. Intellectuel, il l’est sûrement, habile à disserter de tout sujet que peut connaître un homme cultivé. Mais tout un chacun peut très vite se rendre compte que sous l’intelligence, César est un homme de cœur et de tripe. C’est un paquet de cœur comme il y a des paquets de nerfs.

Et depuis ce jour où nous nous sommes rencontrés devant un osso bucco (comment voulez-vous que ça ne crée pas des liens ?), sans jamais cesser de me demander si je la mérite, je crois pouvoir m’honorer de son amitié.

Nous avons parlé, bien sûr – nous étions là pour ça – de la Compagnie, de sa conception du théâtre, des pièces qu’il avait montées, de celles qu’il projetait, de ce qu’il attendait d’un administrateur, de mon propre parcours. Nous avons même parlé salaire, ce qui nous gênait manifestement autant l’un que l’autre. Je ne crois pas en avoir été dès ce jour-là conscient, toutes ces questions n’étaient pas pour César l’instrument d’une analyse, elles n’étaient là que pour confirmer ou infirmer que le courant était passé et que nous devions travailler ensemble.

Il fut en tout cas convenu que je viendrais passer un week-end à Toulon pour voir un spectacle et découvrir la Compagnie.

Et j’ai vu les Dario Fo du Rocher. Deux pièces en un acte, Un mort à vendre et On expédie les cadavres et on déshabille les femmes. Tout un programme. Pour la première fois, puisque j’allais les revoir souvent.

J’ai du mal à décrire mon enthousiasme pour ce spectacle. C’est un de mes plus grands souvenirs de théâtre. Je ne peux rien en dissocier : les textes, que des puristes pourraient considérer comme mineurs face aux œuvres plus directement politiques du Maître de Milan, mais dont la brillance lumineuse, la corrosivité décapante, le burlesque insensé expriment tout le génie provocateur du satrape Fo ; la mise en scène, toute entière au service du texte, comme lui profusion de vie brute et de jaillissement iconoclaste ; les acteurs, César lui-même, Colette, Caroline, Cathy, Claude, Didier, Rolland, et, primus inter pares, Alain, que cette mise en scène libérait en les dirigeant, et qui semblaient ainsi dépasser l’écrit en le respectant parfaitement… Tout ceci a fait des Dario Fo du Théâtre du Rocher une véritable perle bien cachée dans l’ombre de la banlieue toulonnaise.

Loin des cercles de l’intelligentsia parisienne habilités à donner le ton du bon goût et édicter les index du mépris, cette troupe d’inconnus dirigée par un metteur en scène qui avait osé leur retourner leur indifférence, dans un lourd silence médiatique, cette troupe avait tout simplement monté ce que je crois sincèrement être un des meilleurs spectacles de son époque.

Aurais-je eu un doute sur ma venue à La Garde, trois minutes de ce spectacle l’auraient levé. Ma fonction – une interprétation très hédoniste de ma fonction – allait m’amener à le revoir une trentaine de fois, et je jure que ma fascination, mes éclats de rire et ma jouissance étaient les mêmes à la dernière qu’à la première. Le bonheur de ses acteurs était à chaque fois communicatif. L’invention des uns et des autres – leurs farces – renouvelait à chaque fois l’énergie de ces pièces qui se nourrissaient de l’irrévérence avec lesquelles elles étaient traitées.

Evidemment, les trois ans que je devais passer à La Garde ne devaient pas être toujours aussi rigolos : ma passion, c’était le Théâtre et ce qu’il pouvait exprimer de la société ; j’y consacrais bien mes nuits – scène, écriture, graphisme… – mais la journée, j’étais tout de même là pour administrer la Compagnie : ni la paperasse, ni les comptes, ni la mission impossible de lui tenir la tête hors de l’eau n’étaient spécialement exaltants.

César Gattegno (2)Le rapport de César aux tâches administratives a toujours été paradoxal. C’est peu dire qu’elles sont étrangères à ses inclinations ; en même temps il en a toujours parfaitement compris la nécessité et leur sacrifiait ce qu’il fallait leur sacrifier. César dispose en outre, s’il le cache bien, d’un sens de l’écoute élevé, se montrant toujours prêt à entendre les arguments de ceux qui l’entourent, dès lors qu’il leur fait confiance. Explicitement ou implicitement, il me montrait clairement les limites de ce qu’il était prêt à accepter, mais je jouissais d’une grande liberté dans la mise en œuvre de ces orientations, et dans les initiatives que je pouvais prendre pour cela. Au bout du compte, César, non négligeable prouesse, reste l’un des rares patrons avec lesquels j’ai réussi à m’entendre !

Voici, pêle-mêle, quelques-uns de ces axes de travail, dans lesquels je serais aujourd’hui bien en peine de distinguer la part de César, celles provenant des autres membres de la troupe ou la mienne.

Je placerai en tête notre première préoccupation qui était, dès mon arrivée, de salarier les membres de la Compagnie. Ce n’était pas le cas jusque là ; durant de longues années, aucun d’eux n’avait perçu de revenu régulier, chacun étant rémunéré à un cachet tributaire du calendrier des représentations, avec les périodes de vaches maigres que cela impliquait.

Mais cette volonté supposait le franchissement d’un seuil quantitatif et qualitatif dans les finances de la Compagnie. Pour cela tous les moyens étaient bons ; les ventes de billets comptent naturellement assez peu dans les recettes d’un théâtre de la décentralisation. La relation forte avec la municipalité devait s’accompagner d’un gros travail auprès du Ministère et des autres collectivités pour maintenir des rentrées stabilisées sous forme de subvention. Un autre gros chantier était aussi ouvert en permanence et pour tous : la vente des spectacles et des animations de la Compagnie. Un combat plus anecdotique, mais de haute lutte, et finalement victorieux, fut encore mené pour le remboursement par le fisc de la TVA payée par le Théâtre, puisque lui-même ne la percevait pas.

Il fallait dans le même temps contenir les dépenses : ce que nous avons fait dans tous les actes de la vie quotidienne, et notamment en essayant de mettre plus de rigueur dans les règles de gestion ; ce que César a prolongé dans son domaine réservé : la gestion du mémorable parc de 203 de la Compagnie ; ce que nous avons encore tenté de réaliser en la dotant de moyens offset, pour la rendre autonome dans l’impression de ses programmes, de ses affiches, de son matériel promotionnel ; ce que nous avons enfin poursuivi, alors qu’aucune autre issue n’était plus possible, en travaillant les uns et les autres bénévolement après avoir été réduits au chômage ; ce qui ne pouvait bien sûr avoir qu’un temps.

Je dois dire que les inspecteurs du théâtre au Ministère de la Culture de cette époque, Georges Lherminier et Raphaël Deherpe, ont été pour beaucoup dans la reconnaissance de l’action du Théâtre du Rocher. Ils l’ont fait parce qu’ils étaient profondément convaincus et séduits tant par le talent enthousiaste de cette Compagnie que par le travail de terrain ingrat qu’elle menait dans le désert culturel que restait la région toulonnaise. On mesure trop mal ce que la décentralisation théâtrale – donc nous tous – doit à l’intègre indépendance et à la clairvoyance de ces deux amoureux du théâtre.

Je suis certain qu’ils étaient également sensibles aux côtés profondément humains de César et de la troupe qu’il avait réunie. Je garde le souvenir de cette fin de repas d’Ollioules, où César, Françoise et leurs enfants vivaient alors, et qui avait réuni chez eux le père de César, Georges Lherminier, et moi-même – tout frais débarqué de Lyon.

César, avec cette exquise politesse vieille France inscrite dans ses gênes au même titre que le combat pour l’égalité, avec cette séduction que dégage son phrasé intense modulant et éclairant un discours complexe, y servait le café turc au son incessant des cigales. Je sentais que je retrouvais en Provence une nouvelle famille, comme je sentais que tous les présents éprouvaient et participaient de la même chaleur humaine.

Et ce fut une grande famille pour de grands espaces. J’avais loué un appartement à la Guberte, très agréable mas du Pradet. Françoise et Georges y étaient mes voisins de palier, et nous nous partagions le travail pour ne pas manquer d’invités ; avec les proches, nous remettions chaque jour le théâtre et le monde sur le métier ; s’ils venaient de loin : prétexte pour les joies du Baou rouge, les chênes liège du Col du Babaou, les calcaires à rudistes du Beausset… Qui a un doute sur l’existence du paradis ?

Sur le plan artistique, tous les textes et tous les spectacles de la Compagnie n’ont certes pas atteint à l’éblouissement du mort à vendre et des femmes à déshabiller. Parfois parce qu’amateurs et semi professionnels côtoyaient les professionnels dans les distributions étoffées ; parfois parce que l’épuisement parvenait à prendre le dessus ; parfois encore parce que nul ne peut à tout coup choisir la meilleure des pièces.

Je n’ai pour ma part jamais eu beaucoup de goût prononcé pour les textes propagandistes tels que Professeur Mamlock ; je reconnaissais beaucoup de maîtrise, de finesse et d’intelligence à la version d’Horace donnée par César dans le décor particulièrement pur de Catherine Sourbès, mais Corneille lui-même n’était pas non plus ma tasse de thé.

Les grandes joies ont pourtant été nombreuses. Pour n’en citer que deux exemples sur la période que j’ai directement vécue, il est regrettable que Tarentelle sur un seul pied, plus féroce encore que dansante, plus dure encore de dent pour les biens pensants que pour les voyous, n’ait pas bénéficié de davantage de reconnaissance. Quand à Happy End, d’une fausse Dorothy Lane qui ne cachait pas le vrai génie de Bertolt Brecht et de Kurt Weill, ce fut une pure merveille de spectacle total, et même après le petit miracle des Dario Fo, je ne soupçonnais pas que César puisse lui donner une telle impulsion musicale et théâtrale, comme je ne soupçonnais pas que non seulement Didier et Françoise – à qui je ne pardonnerai jamais d’avoir abandonné leur carrière de chanteurs (trouvez leurs CD, piratez-les, volez-les, tuez s’il le faut pour cela : écoutez-les) ! – mais aussi Claude, Colette… les autres membres de la Compagnie, soient capables d’en chanter les rôles avec la même grâce qu’ils les jouaient.

C’est vrai, j’ai une raison plus personnelle de tendresse particulière envers ces deux œuvres, teintée de reconnaissance, pour le plaisir ô combien vif pris à les jouer. Je ne suis pas prêt d’oublier le sadisme d’autant plus insupportable qu’élégant du commissaire d’Happy End torturant cette pauvre salutiste.

Plus généralement, le recul nous éclaire mieux sur les missions importantes remplies par la Compagnie durant toute son existence. Certaines sont évidentes, comme le plaisir partagé, comme le divertissement offert (qui détourne ou change) et que César tient à opposer à la distraction (qui dissipe ou abrutit), comme le goût donné au Théâtre, au conte, à la lecture pour des générations de Provençaux.

D’autres l’étaient moins et sont pourtant capitales. Parmi ces amateurs gauchement montés sur les planches dans La Mère ou Tarentelle : comédiens, chanteurs, metteurs en scène, plusieurs y ont fait leur apprentissage d’une carrière bien fournie. La Compagnie s’est avérée une pépinière de talents. Et il est arrivé à certains d’entre nous, en félicitant un acteur brillant à la fin d’un spectacle, d’apprendre stupéfait qu’il avait pris le virus du théâtre dans les animations scolaires du Rocher.

La seconde est qu’elle a été un lieu de découverte et de reconnaissance d’auteurs contemporains parfois reconnus, mais souvent peu connus ou débutants. Dans la première catégorie, on ne peut écouter César parler d’Albert Cohen (dont il a monté l’Ezéchiel) sans courir acheter et dévorer Solal – mésaventure personnellement vécue pour mon plus grand bonheur ! Dans la seconde, des auteurs dont nous dénichions les perles sur les étagères de l’ATAC, des proches du théâtre, des amis d’amis… ont trouvé leur chance où l’ont confirmé avec la Compagnie : qui connaissait René Escudié lorsque César enthousiasmé prit le pari de monter Gigogne, premier grain d’un chapelet de pièces parfois écrites sur sa commande ?

Je ne peux parler de mon expérience de la Compagnie sans un mot pour le personnage le plus discret de son orbite, mais sans lequel elle n’aurait peut être pas existé. Françoise Gattegno a, depuis leur rencontre, apporté un soutien indéfectible à l’action de César. Elle l’a conforté dans les multiples épreuves qu’il fallait traverser pour faire vivre cette incongruité : un théâtre sous le Rocher ; elle savait l’accompagner dans ses rêves tout en le tempérant silencieusement. Je revois César traçant, combien de fois, le plus sérieusement du monde, l’avenir radieux de la Compagnie à coups de chiffres jetés sur un brouillon ou une nappe… et le sourire amusé de Françoise nous ramener sans un mot à la réalité.

Durant ces trois ans, je ne crois pas que César et moi ayons jamais échangé un mot plus haut que l’autre. Je voudrais en revanche citer une anecdote qui me donne le remords de lui avoir forcé la main sur un point que je ne pensais pas aussi important pour lui.

Tous les amis du Rocher connaissent bien « l’arbre-phare » de Gilbert Louage. Gilbert Louage, peintre, illustrateur, auteur de tapisseries monumentales, co-fondateur du Groupe 50, avait été le décorateur de la plupart des spectacles du Rocher, et César lui avait demandé de créer le logo de la compagnie. Il était malheureusement décédé en 1975 à 45 ans.

Il me parut que ce sigle au tracé manuel n’identifiait peut-être pas assez aisément le Théâtre, et qu’il méritait d’être actualisé. Je m’en ouvris plusieurs fois à César, qui tint bon, et finalement lui proposais un projet intégrant graphisme modernisé et nom du Théâtre, en lui faisant valoir que les mêmes éléments restaient présents dans un logo fidèle à l’esprit de Gilbert Louage. Sur ce dernier argument, César accepta… avant de revenir quelques années plus tard à l’original, sans jamais m’en faire pour autant reproche.

Outre la prétention marketeuse assez imbécile de faire mieux que Gilbert Louage, je ne m’étais pas rendu compte que j’avais blessé César sur un de ses traits de caractère les plus sensibles : la fidélité. Cette fidélité, tant aux hommes qu’à l’engagement politique, aux moments où il est facile, comme à ceux où il est difficile d’être fidèle, force le respect. J’en parle d’autant plus à l’aise que, si nous avons les mêmes idéaux, cet engagement n’a jamais été le mien. Mais César ne me l’a jamais fait sentir : la liste des auteurs qu’il a montés – périodes, cultures, préoccupations – montre assez que l’ouverture d’esprit et la curiosité intellectuelle n’ont jamais été incompatibles avec cette fidélité de roc.

César Gattegno (3)Au bout de trois ans, je devais quitter la Compagnie et la Provence pour deux raisons. La raison de circonstance était que, si je disposais du soutien de César, je n’étais pas compris de certains membres de la Compagnie sur le fait qu’un Théâtre devait être géré avec d’autres buts, mais avec la même rigueur que toute entreprise. Ceci ne méritait pas un conflit. La seconde, plus profonde, était ma volonté d’intégrer une école de cinéma, en l’occurrence de CERIS de Chantilly.

Les méandres de la vie m’ont conduit bien loin de La Garde et du théâtre. Mais, vingt-huit ans plus tard, ce n’est pas sans émotion que j’évoque ces souvenirs. A César et aux siens, à la Compagnie, à tous ceux avec qui j’ai travaillé, vécu, que j’ai aimés durant ces trois ans, à tous les charmes de la Provence, je dois une des périodes les plus heureuses et les plus riches de ma vie.

 

Dominique Greusard

Paris, le 10/06/05