Cancres ?

Ceci est le premier chapitre de l'excellent Les scandales littéraires, de Claire Julliard (Librio, 2009). Nous ne jetons la pierre à aucun éditeur, ayant bien trop peur qu'elle nous retombe sur les pieds... Mais ce texte est la meilleure illustration possible de la raison d'être du bas vénitien.

Cancres d'éditeur  Ces cancres d'éditeurs

À contempler les tombereaux de livres déversés chaque semaine sur les tables des librairies, on s'étonne : comment tant d'écrivains connus ont-ils pu avoir des difficultés à se faire publier ? Existe t il une cécité particulière des « professionnels » face à la nouveauté, l'inédit ? L'industrie du livre est elle en passe de tuer l'artiste ? En 1950, Julien Gracq annonce la crise à venir : « L'époque, malgré le foisonnement évident des talents critiques (peut être son signe le plus distinctif), semble plus incapable qu'une autre de commencer à trier elle même son propre apport. On ne sait s'il y a une crise de la littérature mais il crève les yeux qu'il existe une crise du jugement littéraire 1. » Que l'auteur français le plus lu à l'étranger ait dû porter son Extension du domaine de la lutte de maison en maison en essuyant divers refus avant d'être publié a de quoi faire douter du fameux flair dont se targuent les éditeurs. Dans le cas de l'auteur en question, Michel Houellebecq, Nadeau, pourtant fameux découvreur de talents, dut un peu se faire prier. Il était las d'essuyer les plâtres de ses confrères. Littéralement assiégé par le jeune écrivain, il résista un an puis céda, heureusement.

L'édition n'est pas une science exacte

 

Même sils doivent passer par un parcours du combattant, les bons écrivains finissent en général par se faire éditer. Mais ils doivent d'abord composer avec la lenteur des services de manuscrits. Ces derniers ploient sous des flots de manuscrits, lesquels sont photocopiés et envoyés sans discernement à toutes les maisons. Cependant, la lourdeur de fonctionnement de ce secteur n'explique pas tout. Depuis toujours, les éditeurs ont laissé filer la perle rare. L'exemple le plus fameux reste le refus par Gallimard du premier volume d'A la recherche du temps perdu de Proust. L'éditeur responsable de cette bourde n'étant pas un lecteur lambda mais André Gide lui même. Non pas qu'il ait omis d'ouvrir le livre comme on l'a parfois avancé. « Le métier d'éditeur consiste à refuser », aimait il à dire. Oui mais il faut aussi savoir dire oui. Que s'est il passé ?

 

L'auteur des Faux Monnayeurs a bel et bien parcouru le manuscrit, mais la longueur inhabituelle des phrases l'a découragé de poursuivre. Il regrettera amèrement son refus, et après la parution du premier volume, Du côté de chez Swann, manifestera son regret d'avoir laissé échapper ce monument : « Depuis quelques jours je ne quitte plus votre livre, écrit-il à Proust, en 1914, je m'en sursature, avec délices ; je m'y vautre. Hélas ! Pourquoi faut il qu'il me soit si douloureux de tant l'aimer. Le refus de ce livre restera la plus grave erreur de la N.R.F. 2 - et (car j'ai honte d'en être beaucoup responsable) l'un des regrets, des remords les plus cuisants de ma vie 3. » Proust n'a pas été seulement refusé chez Gallimard : l'écrivain avait également adressé son manuscrit aux Éditions Fasquelle. Le lecteur de la maison s'ennuya fort à sa lecture et, le lendemain du refus de Gallimard, Marcel se vit retourner son énorme manuscrit accompagné d'une lettre qui lui notifiait avec courtoisie le refus de publier un ouvrage « aussi considérable, aussi différent de ce que le public a l'habitude de lire ». La lettre passait sous silence le rapport désastreux du lecteur, lequel évoquait d'« insondables développements » et des « enchevêtrements inconcevables ».

 

Après ces mésaventures avec les deux grandes maisons de l'époque, Proust tenta une troisième expérience. II chargea un ami. Louis de Robert, d'envoyer son manuscrit au directeur d'Ollendorf. « Cher ami, lui répondit ce dernier, je suis peut-être bouché à l'émeri, mais je ne puis comprendre qu'un monsieur puisse employer trente pages à décrire comment il se tourne et se retourne dans son lit avant de trouver le sommeil 4. »

Désemparé, Proust se retourna vers un quatrième éditeur, Bernard Grasset. Cette fois la réponse fut rapide et positive. Marcel put envisager les termes de son contrat. Et, comme le rappelle Pierre Assouline 5, Gaston Gallimard, désolé, tenta bien de rattraper Proust par la manche en lui proposant d'éditer ses chroniques du Figaro, mais en vain.

L'édition est affaire de flair mais aussi de promptitude. C'est à qui dégaine le premier. Les erreurs sont légion. La même année 1913, un jeune auteur est refusé chez Gallimard. II est déjà l'auteur d'un livre chez Grasset. L'enfant chargé de chaînes. Son nom ? François Mauriac, futur prix Nobel de littérature.

Bourdes en série

À diverses reprises, des journalistes se sont amusés à envoyer à des éditeurs des manuscrits déjà édités. Cela afin de prouver qu'ils sont rarement lus. Pierre Belfond a été victime de l'une de ces mystifications, comme il l'évoque avec humour dans ses Mémoires 6. En 1978, Anne Gaillard, journaliste vedette à France Inter, lance un énorme canular destiné à répondre aux incessantes questions des auditeurs sur le moyen de se faire publier « quand on ne connaît personne ». On l'interroge aussi sur le sort des manuscrits envoyés par la poste. Pour en avoir le coeur net, elle fait dactylographier en dix exemplaires Han d'Islande, de Victor Hugo. Le nom de l'auteur a bien sûr été changé et le manuscrit rebaptisé d'un titre grotesque : Les mineurs sont des fous. Même opération pour Mon village à l'heure allemande, de Jean-Louis Bory. Le livre, prix Goncourt 1945, a été retitré Avec eux. Anne Gaillard les a simultanément fait poster aux vingt principaux éditeurs parisiens. La plupart ont répondu rapidement à l'ami dont le nom et l'adresse figuraient sur les envois. Verdict sans appel pour l'œuvre de Hugo : toutes les maisons l'ont refusée. Elles ne manifestent pas plus d'intérêt pour celle de Bory.

 

« Honte à vous, messieurs les éditeurs », lance la journaliste lors de son émission du 26 mai. Un seul éditeur a flairé le coup fourré : il s'agit de Georges Piroué, directeur littéraire des éditions Denoël et distingué critique, qui a adressé au complice d'Anne Gaillard une lettre de félicitations à transmettre à Victor Hugo. Restent, comme elle le souligne, dix-neuf éditeurs « incultes et sans flair » qui se sont contentés de retourner une lettre de refus type avec formule d'usage. Aucun d'entre eux n'a décelé le moindre talent chez ce malheureux Hugo.

Anne Gaillard enfonce le clou en décernant en direct un « bonnet d'âne en chef» à Belfond. Car la lettre de refus du roman de Bory - qui est alors l'auteur vedette de la maison - a été glissée dans une enveloppe affranchie selon l'usage de l'époque avec une machine postale frappée de la formule publicitaire suivante : « Lisez Le pied de Jean-Louis Bory ! » Bon prince, Pierre Belfond admit sa défaite. Il rencontra la journaliste, l'embrassa et lui avoua qu'il avait reçu une sacrée leçon.

 

En 1992, dans Le Figaro littéraire, le critique Renaud Matignon réitère l'expérience. II piège cette fois les trois éditeurs de Marguerite Duras. Sous le nom de Guillaume P., il fait dactylographier, en changeant les noms des personnages et des lieux, un roman peu connu de Duras, L'après-midi de madame Andesmas. Sous le nouveau titre de Margot et l'important, il l'expédie chez Gallimard (le propre éditeur du manuscrit original), aux Éditions de Minuit et à P.O.L. Des trois maisons, il n'obtient que quelques lignes de refus. Marguerite mise au rebut par ses propres éditeurs... Qui osera dire encore que les ouvrages sont lus avec attention par les services de manuscrits ? Certes, chaque année, un éditeur se targue d'avoir publié un ouvrage « reçu par la poste ». Serait-ce l'exception qui confirme la règle, le livre-alibi destiné à accréditer le sérieux d'une maison ? A contrario, comme le confiait un directeur littéraire ayant pignon sur rue, il n'existe guère aujourd'hui d'écrivain maudit. Car tout auteur digne de ce nom « connaît des gens » dans le milieu littéraire, il a écrit quelque article ou publié une nouvelle dans une revue et, à l'occasion, sait se montrer dans les cocktails parisiens. Sans doute. Il n'empêche qu'on rencontre toujours de grands auteurs ayant mis un temps considérable avant de se faire éditer. Tout romancier ne se double pas automatiquement d'un Rastignac en herbe.

 

L'absence de vista des éditeurs, leur prudence ou leur réticence vis-à-vis de la nouveauté d'un style, de la hardiesse ou du caractère iconoclaste d'un propos n'est pas une spécificité française. Aux États-Unis, un Patrick Dennis essuya le refus de douze éditeurs pour son hilarant Autour du monde avec Tante Mame, avant d'être accepté en 1954 par Vanguard Press qui en vendit deux millions d'exemplaires. L'excentrique héroïne du livre devint si populaire que le roman fut bientôt adapté au théâtre, au cinéma et finit sous la forme d'une comédie musicale...

 

Un autre livre devenu culte a connu un rejet généralisé : le Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes de Robert M. Pirsig a été refusé, selon les dires de l'auteur, par cent vingt et un éditeurs - avant d'être publié en 1974 et de rencontrer un succès immédiat. Dans le New Yorker, George Steiner compara à Moby Dick ce roman des seventies qui allait devenir un best-seller mondial.

 

Plus dramatique est l'histoire du jeune John Kennedy Toole. Le titre de son roman, La conjuration des imbéciles (A Confederacy of Dunces), se plaçait sous l'égide de Jonathan Swift : « Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on peut le reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui. » La suite de l'affaire fait résonner cette épigraphe comme une épitaphe. Après avoir été rejeté par la quasi-totalité des éditeurs américains, le jeune homme, gravement dépressif, se suicida en 1969 à l'âge de trente-deux ans. L'éditeur Simon & Schuster avait osé qualifier son livre d'« indigent ». C'est à la persévérance de sa mère aidée par l'écrivain Walker Percy qu'on doit finalement sa publication en 1980 par la Louisiana State University Press. Comme le souligne la quatrième de couverture : « Le plus drôle dans cette histoire, pour peu qu'on goûte l'humour noir, c'est qu'aussitôt publié, le roman a connu un immense succès aux États-Unis et s'est vu couronné en 1981 par le prestigieux prix Pulitzer. » Le livre, traduit en dix-huit langues, a été vendu à plus d'un million et demi d'exemplaires. Il est aujourd'hui considéré comme un classique de la littérature américaine. On pourrait considérer la tragédie de John Kennedy Toole comme une leçon à méditer pour les auteurs malheureux. Ceux-ci ne doivent jamais désespérer. Le temps finit par départager les bons des mauvais, c'est-à-dire les vrais écrivains des faiseurs et des opportunistes.

Pour certains, donc, la publication est affaire de patience. « C'est un grand bonheur pour moi de revenir en littérature », a déclaré Jean-Marie Blas de Roblès lors de l'attribution de son prix Médicis 2008 pour son roman Là où les tigres sont chez eux, publié chez Zulma. Peut-être en raison de sa longueur (800 pages), son manuscrit avait été refusé en 1997 par une douzaine d'éditeurs, et non des moindres. L'écrivain, qui avait déjà passé dix ans à travailler son récit, ne l'a plus représenté pendant dix ans. Après l'accueil enthousiaste de Serge Szafran son éditeur, puis celui des libraires et enfin celui du public, son livre se vit sélectionné sur la plupart des listes de prix (il reçut le Médicis, le prix du roman Fnac et le prix Jean Giono). Ce happy end rappelle qu'en art la réussite est souvent le couronnement d'échecs surmontés. Louis Guilloux, l'auteur du Sang noir à qui un jeune homme demandait un conseil pour devenir écrivain, répondit simplement par ces mots : « Faut pas se dégonfler... »

 

1.     Julien Gracq, La littérature à l'estomac, José Corti, 1949.

2.     Nouvelle Revue Française.

3.     Ghislain de Diesbach, Proust, Perrin, 1991.

4.     Ibid.

5.     Pierre Assouline, Gaston Gallimard, Balland, 1984.

6.     Pierre Belfond, Scènes de la vie d'un éditeur, Fayard, 2007.