La cote 400

La cote 400Nous sommes un peu essouflés... 2 heures et 55 pages sans le moindre paragraphe... Mais cela vaut la peine : jamais nous ne mettrons assez en garde le public contre le péril que les livres font peser sur nous !

"… C'est bête de lire comme ça. Enfin, faut pas se leurrer, combien de ces sacrés bouquins penses‑tu pouvoir connaître? Allez, tu as de grandes capacités : tu lis deux livres par semaine pendant cinquante ans. Eh bien, à la fin de ta vie, tu en auras lu combien ? Cinq mille? Ce n'est rien. Rien du tout en comparaison de ce que nous avons ici : deux cent cinquante mille sept cents ouvrages. Et, à la BnF, quatorze millions. On est des cloportes, des cloportes. Alors autant s'amuser, se regarder, se parler, se reproduire, non ? Si tu veux nous irons à Versailles, quand tu voudras, nous partirons ensemble sur une plage un peu comme celle‑ci, je serai ta Pompadour et on s'aimera encore même quand l'amour sera mort, la main dans la main nous contemplerons la mer, la mer toujours recommencée, ce flot grondant, ce flot d'eau et de lumière, ce lourd flot qui chaque jour porte ses nouvelles eaux, ses nouvelles alluvions, la marée nous emporte et nous submerge, ce flot de papier, chaque année cinquante mille nouveaux titres, cinquante mille livres qui se battent pour venir encore gonfler nos rayons, accroissant du même coup ma finitude, ma vieillesse et ma nullité. Oui. Tout cela est un leurre, un leurre profond. Jamais on ne se sent aussi misérable que dans une bibliothèque. On a beau s'humilier devant les livres, on a beau faire des efforts pour tenter de comprendre, j'ai beau lire et relire, il n'y a pas d'espoir. Vous le savez bien. Les livres ne peuvent rien pour nous. Ils ont toujours raison contre nous. D'ailleurs, si on ne cherche pas à les dominer au maximum, ils nous tueront tous, ces salauds. Ils ont leur logique propre. Vous vous rappelez : le mois dernier ici il y avait un fauteuil, et là quatre places de lecture. Disparus : remplacés par deux étagères en faux bois pour la cote 960. La contre‑révolution est en marche, il faut faire quelque chose. Leur but, c'est l'expulsion totale des lecteurs de la bibliothèque. Je les vois venir, moi. Ils se retrouvent entre eux, s'entassent, s'emmuraillent, se barricadent dans les magasins, puis, une fois bien armés, ils reviennent à la charge. Aidés par certains conservateurs et certaines bibliothécaires à chapeau à plumes, ils prennent les places de devant, morceau par morceau. Le lecteur recule, trébuche, résiste, mais au fur et à mesure on le pousse, parce qu'il dérange, l'être humain, il le sent bien. Alors, las, il s'enfuit. Et c'est la fin. « Le mort saisit le vif », comme disaient nos anciens. Je vais vous dire ce qu'il en est. La bibliothèque est l'arène où chaque jour se renouvelle le combat homérique entre les livres et les lecteurs…"

La cote 400, Sophie Divry, Les Allusifs