Perdu manuscrit à Saragosse

Manuscrit trouvé à SaragosseDe toute l'histoire de la littérature – de l'infinitésimale partie de la littérature émergée jusqu'à mes maigres capacités - le livre que j'aurais pour ma part voulu avoir édité, c'est Manuscrit trouvé à Saragosse (initialement : Histoire d’Alphonse van Worden ou Manuscrit trouvé à Saragosse), de Jan (ou Jean) Potocki.

Pas pour le genre fantastique, dans lequel il s’inscrit et qui m’attire assez peu. Mais il est des livres dont l'histoire est aussi forte que l'histoire qu'ils transmettent et le Manuscrit en est un archétype.

L'histoire du livre – c'est à dire dans le livre : lors des guerres napoléoniennes, un capitaine de l’armée française découvre sous le feu des combats de Saragosse un étonnant manuscrit, qu'il dévore, et qui raconte les journées (70 au total) de la vie d'Alphonse Van Worden, capitaines des gardes wallonnes (donc espagnoles) aux Temps modernes, récit étrange dans le quel Van Worden, qui traverse la Sierra Morena malgré les mises en garde, rencontre dans une venta (une auberge), deux sœurs mauresques disant lui être apparentées ; rapidement et totalement envoûté par elle, il s'interroge sur leur véritable nature. Il cherche à poursuivre sa route mais il est à chaque fois ramené de manière incompréhensible dans la venta aux deux créatures divines – les houris se révéleront des goules – et de là immanquablement sous un gibet aux crânes et aux squelettes effrayants : Eros et Thanatos s’y croisent à chaque page.

D’innombrables tiroirs s’y ouvrent et aucune version ne semblant réellement définitive, il est difficile de savoir ce que l’œuvre achevée de Potocki aurait pu être.

L'histoire du livre – c'est à dire hors le livre : Potocki, savant reconnu, excentrique qui finira tragiquement, aristocrate polonais écrivant en français sur le monde de la reconquista espagnole, fait imprimer les épreuves d’une première version de 10 journées du texte à Saint-Pétersbourg en 1905. En 1813 et 1814, une seconde version, plus complète mais édulcorée, voir le jour à Paris.

Des traductions paraissent dans plusieurs langues, mais le texte original disparaît totalement. Il faut attendre 1958 pour que Roger Caillois le redécouvre et publie les 10 journées chez Gallimard ; José Corti en donnera une version intégrale en 1989.

L'histoire du Manuscrit ne s'arrête pas à ce destin trouble d'un livre maudit, chef d'œuvre de la littérature mondiale dont l'édition a été particulièrement chahutée. C’est d'ailleurs un véritable décalque de l'histoire des pseudo « Mémoires de Casanova » (en réalité L'histoire de ma vie, de Giacomo Casanova, chevalier de Seingalt). Le personnage du hobereau polonais fait un écho inattendu et surprenant à celui à celui de l'aventurier vénitien.

Le Manuscrit a de plus d'autres ramifications dans l'histoire de la littérature. Après lui : outre d’innombrables traductions ou adaptations étrangères, Charles Nodier fait paraître e 1822 dans un recueil un plagiat manifeste de Potocki ; d’autres suivront. Et avant lui : Potocki cite sa source comme un écrivain de la fin du XVIIe siècle, Eberhard Werner Happel, mais François de Rosset avait déjà publié à Lyon en 1619 un récit contenant la trame du Manuscrit.

Pourquoi le Manuscrit nous fascine-t-il ? L'histoire qu'il rapporte devrait être au programme de toutes les écoles de scénario : elle ne correspond à aucun canon d'écriture, rien n’y est rationnel, elle en tire pourtant une puissance d'attraction irrépressible. L'histoire de ses avatars devrait être au programme de toutes les études d'édition : nous ne pouvons plus lire le texte de la même façon connaissant les vicissitudes de sa publication. Chacune des deux est chargée d'un incompréhensible mystère.

Mais le plus extraordinaire est qu'elles se répondent : l'histoire du livre boucle la boucle de l'histoire d'Alphonse Van Worden. Cette histoire ne pouvait qu'être celle d'un manuscrit. Fait prisonnier par les Espagnols, le narrateur entend de la bouche de son geôlier que son histoire est celle de ses aïeux ; Les deux succubes retiennent d’abord l’attention Alphonse Van Worden en lui révélant qu’elles seraient ses cousines, issues comme lui d’une grande famille maure. Van Worden ne croit s'extirper de ce cercle maudit où l'extase de l'amour n'est qu'un prélude aux affres morbides - à moins que ce ne soit l'inverse ? - que pour s'en retrouver immédiatement prisonnier : il est le héros d'un livre dont le destin - mythe maudit - semble suivre la même boucle infernale.

A l'irrationnel le plus total du récit, mais un irrationnel dont le lecteur est incapable de se détacher, répond l'irrationnel le plus total de l'édition du livre, au point que le lecteur finit par se demander si Potocki n'avait pas tenu compte du destin futur du livre pour l’écrire…

C'est pour ce mystère que, pour ma part et plus que tout autre, j'aurais voulu avoir édité ce livre et que Roger Caillois est un des hommes dont je suis définitivement le plus jaloux. Et c'est aussi pour vivre des histoires semblables à celle de ce livre que je suis devenu éditeur.

Dominique Greusard

 

NB. Les préfaces de Roger Caillois aux différents éditions, partiellement reprises dans celle de L'imaginaire, analysent beaucoup plus précisément l'œuvre et son destin. Wojciech Has a par ailleurs réalisé en 1965 une adaptation d'une fidélité rare à l'œuvre de Potocki.