Attention : livre !

Anton Tchékhov met en garde dans cette nouvelle les irresponsables que nous sommes sur l'extrême danger qu'il y a à ouvrir un jour un livre... Extrait des Comptes humoristiques, réédité par Le temps des cerises (2010) : 

La lecture - Tchékhov La lecture

Récit d'un vieux cheval de retour

Dans le bureau de notre directeur Ivan Sémipalatov se trouvait un jour Galamidov, le régisseur de notre théâtre ; il parlait avec lui du jeu et de la beauté de nos actrices.

 - Non, je ne suis pas de votre avis, disait Sémipalatov en signant les mandats. Sophie Iourevna possède un talent puissant et original. Elle est si mignonne, si gracieuse... Si ravissante.

Il aurait bien voulu continuer, mais dans son enthousiasme, il ne put articuler un seul mot et il eut un sourire si large, si langoureux, qu'en le regardant le régisseur du théâtre sentit l'eau lui venir à la bouche.

 - Ce qui me ravit chez elle... Eh ! Eh... ! C'est l'émoi, la palpitation de sa jeune poitrine quand elle dit les monologues. Quelle chaleur elle y met, quelle chaleur ! A ces moments-là dites-lui bien que pour elle... je suis prêt à tout !

 - Excellence, voudriez-vous signer cette réponse à la direction de la police de Kherson concernant...

Sémipalatov leva son visage souriant et il aperçut debout devant lui Merdaiev, un de ses subordonnés. Merdaiev, les yeux écarquillés, lui tendait un papier à signer. Sémipalatov se rembrunit : la prose avait coupé l'élan à la poésie au moment le plus intéressant.

 - On aurait pu s'occuper de ça plus tard. Vous voyez bien que je suis en conversation ! Que ces gens sont mal élevés, et indélicats. Voyons, Monsieur Galadimov… Vous disiez qu'il n'y avait plus chez nous de types à la Gogol... Mais en voilà un ? Qu'est-ce qui lui manque ? Il est sale, il a les coudes usés, il louche… II ne se peigne jamais… Et regardez comme il écrit. De quoi ça a l'air ! C'est bourré de fautes, ça ne tient pas debout, il écrit comme un savetier. Regardez !

 - Hum... oui, mugit Galamidov après avoir examiné le papier. En effet... Vous ne devez pas lire beaucoup, Monsieur Merdaiev

 - C'est inadmissible, mon cher, continua le chef de bureau. J'en ai honte pour vous. Vous ne liriez même que des livres…

 - La lecture, c'est très important, dit Galamidov, et il soupira sans motif. Très important. Vous lisez et vous constaterez tout de suite que votre horizon se transforme radicalement. Des livres, vous pouvez vous en procurer où vous voulez. Chez moi par exemple... Avec plaisir. Tenez, je vous en apporterai demain si vous voulez.

 - Remerciez Monsieur, mon cher, dit Sémipalatov.

Merdaiev salua gauchement, remua les lèvres et sortit.

Le lendemain le directeur du théâtre revint au bureau avec un paquet de livres... C'est à ce moment-là que commence notre histoire. Les générations futures ne pardonneront jamais à Sémipalatov son acte inconsidéré. On pourrait peut-être le pardonner à un jeune homme, mais à un Conseiller d'État actuel, plein d'expérience... jamais ! À l'arrivée du régisseur, Merdaiev fut appelé au bureau.

 - Tenez, lui dit Sémipalatov en lui tendant un livre, lisez, mon cher. Lisez attentivement. Merdaiev prit le livre de ses mains tremblantes et sortit. II était pâle. II louchait et roulait des regards inquiets dans toutes les directions, comme s'il demandait de l'aide aux objets environnants. Nous prîmes le livre et commençâmes à l’examiner avec précaution.

C'était « Le Comte de Monte-Cristo ».

Tu ne peux pas aller conte sa volonté, dit notre vieux comptable Boudeille. Essaye… mets-en un coup. Lis-le petit à petit. Grâce à Dieu, ça lui sortira peut-être de la tête et tu pourras laisser tomber. N'aie pas peur... L'essentiel, c'est de ne pas approfondir... Lis sans chercher à approfondir cette intellectualité.

Merdaiev enveloppa son livre d'un papier et s'assit pour écrire. Mais cette fois il n'y arrivait pas. Ses mains tremblaient, ses yeux louchaient de différents côtés : l'un au plafond, l'autre sur l'encrier. Le lendemain, il arriva au bureau les yeux gonflés de larmes.

 - Je m'y suis pris à quatre fois, dit-il : je n'y comprends rien… C'est des espèces d'étrangers…

 

À cinq jours de là, Sémipalatov qui passait le long des tables s'arrêta devant Merdaiev et lui demanda :

 - Et alors ? Vous avez lu le livre ?

 - Je l'ai lu, Excellence.

 - De quoi parlait-il, mon cher ? Racontez-moi un peu.

Merdaiev leva la tête et remua les lèvres.

 - J'ai oublié, Excellence, dit-il au bout d'une minute.

 - Ça veut dire que vous ne l'avez pas lu, ou alors… hé, hé, hé... vous n'avez pas lu attentivement ! Vous avez lu comme un au-to-ma-te ! Ce n'est pas ainsi qu'il faut faire ! Lisez-le encore une fois. D'ailleurs, Messieurs, je vous le recommande à tous. Lisez ! Lisez tous ! Prenez des livres sur l'étagère de ma fenêtre et lisez… Lisez ! Paramonov, venez, prenez un livre. Rampant, venez aussi ! Vous aussi, Smirnov ! Venez tous, Messieurs, je vous en prie !

Ils allèrent tous prendre un livre. Seul Boudeille osa élever une protestation. Il écarta les bras, hocha la tête et dit :

Veuillez m'excusez, Excellence... Plutôt la retraite... Je sais où ça mène, toutes ces critiques et tous ces ouvrages. Depuis qu'il s'est mis à lire, l'aîné de mes petits-fils traite sa mère d'imbécile en face et pendant tout le carême, il lampe du lait. Excusez-moi !

 - Vous n'y comprenez rien, dit Sémipalatov qui avait l'habitude de pardonner toutes les impolitesses du vieillard.

Mais Sémipalatov se trompait le vieillard comprenait tout. Au bout d'une semaine nous vîmes les fruits de la lecture. Rampant, qui avait achevé le tome II du « Juif errant », appela Boudeille
« Jésuite ». Smirnov se mit à venir au bureau en état d'ivresse. Mais la lecture n'agit sur aucun autant que sur Merdaiev. Il maigrit, se voûta et se mit à boire.

 - M. Boudeille, suppliait-il le comptable, je prierai éternellement pour vous. Demandez à son Excellence qu'il veuille bien m'excuser... Je ne peux pas lire. Je lis jour et nuit, je ne dors pas, je ne mange pas... Ma femme s'est épuisée à lire à haute voix, mais, Dieu me damne, je n'y comprends rien. Sauvez moi la vie !

Boudeille s'enhardit à plusieurs reprises jusqu'à avertir Sémipalatov, mais ce dernier se contentait de lui répondre par un geste de dédain. En faisant le tour de ses services en compagnie de Galamidov, il leur reprochait à tous leur ignorance. Deux mois passèrent ainsi et toute cette histoire se termina d'une façon terrifiante.

Un jour Merdaiev, en arrivant au bureau, au lieu de prendre sa place, se jeta à genoux au milieu de ses collègues, se mit à pleurer et dit :

 - Pardonnez-moi, Chrétiens Orthodoxes, je fais de faux billets.

Ensuite il entra dans le bureau du directeur, se mit à genoux devant Sémipalatov et dit :

 - Pardonnez-moi, Excellence, hier j'ai jeté un enfant dans un puits.

Il se tapa le front par terre et se mit à sangloter.

 - Qu'est-ce que ça signifie, s'étonna Sémipalatov.

Cela signifie, Excellence, dit Boudeille en s'avançant avec des larmes dans les yeux, que son esprit bat la campagne. Voilà ce que votre Galamidov a fait avec ses bouquins ! Dieu voit tout, Excellence. Et si mes paroles vous déplaisent, permettez moi de prendre ma retraite. Plutôt mourir de faim que de voir des choses pareilles sur ses vieux jours !

Sémipalatov pâlit et se mit à arpenter la pièce.

 - Je ne recevrai plus Galamidov, dit il d'une voix sourde. Et vous, Messieurs, tranquillisez vous. Je vois mon erreur à présent... Merci, vieil homme !

Et depuis ce temps là, il ne se passa plus rien chez nous. Merdaiev se rétablit, mais pas complètement. Aujourd'hui encore, quand il voit un livre, il tremble et détourne la tête.